De l’enfer de Dora au massacre de Gardelegen
Le site
Le camp de concentration de Dora, près de la ville de Nordhausen, ne fut construit qu’à partir de mars 1944, près d’un complexe souterrain creusé dans la colline du Kohnstein, culminant à 332 mètres, au sud du massif du Harz. Ce massif montagneux et boisé se trouve lui-même au sud- ouest de Magdeburg , et est dominé par le mont Brocken qui atteint 1142 mètre. Si, au 19 ème et début 20 ème siècle, il y a toujours eu une importante activité humaine dans le Harz pour l’exploitation des mines de minerais, en revanche aucune ligne de chemin de fer à voie normale ne traversait le massif qu’il fallait contourner par l’Est ou par l’Ouest.
De l’exploitation minière à la fin des années 1930 à la construction d’une usine de production des fusées V1 et V2:
Plus particulièrement, à partir de 1936, pour extraire l’anhydrite, sulfate anhydre de calcium entrant dans la fabrication du plâtre et d’engrais synthétiques, matière première exploitée notamment par la firme IG Farben, il fut entrepris de creuser, dans la colline du Kohnstein, deux tunnels d’une longueur de 1 800 mètres environ chacun, doté de galeries adjacentes mesurant près de 150 mètres. A la fin des années 30,la WIFO, société d’économie mixte, aménageait les halls en dépôts d’hydrocarbures avec des réservoirs et des fûts d’essence.
Dans la nuit du 17 au 18 août 1943, la base de Peenemünde, dans l’île de Usedom, sur les bords de la Baltique, où les allemands fabriquaient des fusées, fut détruite par les bombardements alliés. Hitler décidait alors de transférer l’usine de production des fusées dans l’ ensemble souterrain creusé dans la colline du Kohnstein. Pour préserver le secret de cette production de fusées, le contrôle de cette nouvelle usine n’était pas confié à l’Office de l’Armement mais à une société ad hoc, la « Mittelwerk GMBH », créée à Berlin, le 21 septembre 1943 au cours d’une réunion présidée par le ministre de l’armement, Albert Speer, à laquelle participaient le général SS Hans Kammler et Franz Wehling, gérant de la WIFO et propriétaire du Tunnel de Dora.
Pour aménager le tunnel était constitué le Kommando de Dora, avec des détenus extraits principalement du KL Buchenwald, le premier convoi de déportés arrivant sur le site dès le 28 août 1943. Aucun baraquement n’avait été construit pour les héberger. Seules quelques tentes avaient été installées près de la sortie sud de l’un des tunnels, puis quelques baraquements furent ensuite édifiés pour les services administratifs et généraux comme la cuisine et l’infirmerie, le «Revier ».
De juin 1943 à janvier 1944, 8 convois de déportés quittaient Compiègne pour Buchenwald**, près de la moitié des français arrivant dans ce camp étant transférée à Dora : d’où le nom de « cimetière des français » donné à ce camp.
En effet, la construction d’une usine dans des tunnels et des galeries aménagés pour servir d’entrepôts de carburant et de produits bruts, nécessita des travaux importants et de multiples manutentions. Ainsi, il faudrait plus de quatre mois de travaux harassants et mortifères pour réinstaller et faire fonctionner l’usine de montage des fusées dites V2, dans le Tunnel de Dora, d’où les détenus ne pouvaient que rarement sortir, comme l’atteste ce témoignage de Paul Bolteau*,
« Le souvenir merveilleux en revoyant le soleil en avril 44 après six mois de vie souterraine. Les pleurs de joie, en revoyant le jour, de ce vieux Russe de mon Kommando, qui pourtant mourut quelques jours plus tard . »
Pendant ces mois où les détenus avaient été soumis quotidiennement à un travail forcé pendant 12 à 14 heures, se relayant sans voir la lumière du jour, puisqu’ils dormaient dans les galeries, jusqu’à ce qu’ils fussent « bons pour la ferraille » comme le disaient cyniquement les SS, il en mourait jusqu’à une centaine par jour.
La production en série des V2 commençait en juillet 1944, et les premiers tirs de ces fusées sur Londres avaient lieu en septembre 1944. L’usine fonctionnait jusqu’en mars 1945.
La construction du camp :
Le 10 décembre 1943, Albert Speer, ministre de l’Armement du Reich visitait l’usine appelée Mittelwerk et donnait les autorisations pour la construction des baraquements destinés à loger la main d’œuvre. Toutefois, les travaux eux-mêmes ne débutèrent qu’en mars 1944 et s’achevèrent en juin, les détenus du KL Buchenwald fournissant la main d’œuvre. Il y avait ainsi des Kommandos de détenus pour les travaux de «terrasse », un Kommando pour le montage des baraques, enfin un Kommando était chargé de monter la clôture électrique entourant le camp. Des travaux étaient faits simultanément pour des logements de civils allemands à Krimderode.
Achevé, le camp comprenait plus de 50 Blocks pour le logement, 9 Blocks pour le Revier et une vingtaine de Blocks pour l’administration et les services communs. Il y avait aussi, pour les SS, une salle de cinéma, une bibliothèque, une cantine, une caserne des pompiers, et un bordel.
La découverte du chantier du camp apportait un court répit aux détenus, comme en témoigne Charles Spitz*
« Le ler mai, le travail a cessé à 13 heures et nous avons été libres après un appel relativement court. Libres de nous promener dans le camp. On était tellement surpris qu’on ne savait que faire. Évidemment on aurait pu dormir. Mais perdre la seule occasion de rencontrer des visages amis, ce n’était pas concevable. Alors, à l’instar des promeneurs dominicaux des sous-préfectures de province, on a arpenté les routes du camp. On partait de la place d’appel par la route la plus large, celle qui, passant devant les Blocks 27 et 22, conduisait au 13 et qu’on appelait l’avenue De-Gaulle. On allait jusqu’au fond, vers le 132 et on revenait en passant derrière les cuisines jusqu’ à la place d’appel. On regardait au loin, à quelques kilomètres à vol d’oiseau, les clochers de Nordhausen, la seule ville du coin qu’on aperçût. »
A partir du printemps 1944, la SS décidait de faire creuser des souterrains dans diverses régions d’Allemagne pour mettre à l’abri l’industrie aéronautique des bombardements alliés. Trois vastes chantiers étaient alors ouverts au nord, à l’est et à l’ouest de Dora, et des camps pour héberger les Kommandos extérieurs au KL Buchenwald étaient créés en mars, avril et mai 1944, notamment à Ellrich, à Harzungen, à Mackenrode, à l’Ouest de Nordhausen, à Rottleberode et à Sangerhausen, à l’Est de Nordhausen, à Wernigerode et à Wieda, au Nord de Nordhausen. Les détenus du Kommando d’ Ellrich, situé au pied du massif du Harz, près d’ un marécage, à une quinzaine de kilomètres de Nordhausen, dans de vieilles usines à plâtre, qui, entourées de barbelés servirent de blocks, effectuaient principalement des travaux de terrassement sur le chantier de Woffleben. Ceux du Kommando d’Harzungen installaient une usine souterraine dans la colline du Himmelberg. Ceux du Kommando de Mackenrode effectuaient des travaux de terrassement et de construction de voies ferrées, comme ceux du Kommando de Wieda. Ceux du Kommando de Rottleberode fabriquaient des trains d’atterrisage pour la firme Junkers dans une usine installée dans une grotte, comme ceux du Kommando de Wernigerode.
Quand, à partir d’octobre 1944, Dora devint un camp autonome appelé Dora- Mittelbau, auquel furent rattachés 23 Kommandos du Harz, l’effectif s’éleva jusqu’à 28.000 détenus. Fin 1944, l’évacuation des camps d’Auschwitz et de Gross Rosen devant l’avance de l’armée soviétique, conduisit les SS à installer une « infirmerie» dans une caserne de Nordhausen. Plus de 2000 déportés qui s’y trouvaient furent transférés, le 6 mars 1945 vers le camp-mouroir de Bergen-Belsen où la plupart disparaîtrait.
Début avril 1945, l’évacuation de Dora et des divers Kommandos qui dépendaient de ce camp:
Le 7 mars 1945, les troupes américaines commençaient à franchir le Rhin à Remagen. Elles progressaient au Nord et au Sud du bassin de la Ruhr et finissaient par se rejoindre, le 2 avril, à l’Est de la Ruhr à Lippstadt, près de Dortmund. Une partie de ces troupes était chargée de réduire la poche ainsi constituée, les Allemands encerclés capitulant d’ailleurs le 18 avril. Dans le même temps, des colonnes blindées engageaient simultanément deux offensives en direction de l’Elbe, au Nord et au Sud du Harz, offensives qui menaçaient directement les usines de Dora- Mittelbau. Les nazis décidèrent donc, début avril, l’évacuation totale de ces camps, soit en mettant en place des convois ferroviaires, soit en lançant sur les routes des colonnes plus ou moins importantes. Aussi, quand les soldats américains parvinrent le 11 avril 1945, à Nordhausen, ils découvrirent quelques survivants, au milieu des cadavres, dans la caserne de cette ville, et quelques autres dans le Revier de Dora.
L’ordre SS initialement donné à tous les convois quittant Dora, et ses divers Kommandos, dont ceux d’ Ellrich et d’ Harzungen, était de rejoindre le camp de Neuengamme, près de Hambourg, pour y transférer leurs détenus. Mais, ce camp ne pouvant absorber tous ces déportés, il fut alors décidé d’acheminer ceux-ci vers le camp mouroir de Bergen-Belsen, au nord – est de Hanovre.
Cependant, deux convois constitués, le 5 avril 1945, soit le dernier convoi parti d’Ellrich, et un convoi parti de Niedersachwerfen, Kommando de Buchenwald, ne purent rejoindre Bergen-Belsen. Ils se dirigèrent alors vers l’Est et se retrouvèrent, en même temps que trois autres convois provenant de divers Kommandos, dans la région de l’Altmark, entre la limite de la Basse-Saxe et l’Elbe.
Sur ces 5 convois, trois purent franchir l’Elbe, l’un parvenant jusqu’au camp de Ravensbrück, le deuxième, jusqu’au camp de Wobbelin, Kommando dépendant de Neuengamme, le troisième, constitué des déportés ayant quitté Ellrich , le 5 avril , parvenant, lui, à Oranienburg le 16 avril.
En revanche, le convoi parti de Niedersachwerfen, le 5 avril, avec des détenus évacués de Dora, mais aussi des Kommandos d’Ellrich, d’ Harzungen et de Rottleberode, se trouva bloqué, le 10 avril, à la gare de Mietze, proche de Gardelegen. De même, le convoi parti du Kommando de Wernigerode, le 9 avril, avec des détenus provenant aussi des Kommandos de Mackenrode, et de Wieda, se trouva immobilisé, le 11 avril, à Letzlingen, au sud-est de Gardelegen, la voie étant coupée au-delà par un bombardement.
De Mietze, et de Letzlingen, les SS contraignirent les déportés à rejoindre, à pied, Gardelegen. Si quelques uns parvinrent à s’enfuir, comme Aimé Bonifas *, Lucien Colonel *, René Morel*, plusieurs évadés furent repris et abattus comme tous ceux qui ne pouvaient plus marcher. A leur arrivée à Gardelegen, les 11 et 12 avril, les déportés furent enfermés dans le manège de l’école de cavalerie de cette ville.
Comment et par qui fut décidé le massacre de plus de mille déportés
Selon l’enquête menée, après guerre, par Lucien Colonel, devenu journaliste, et qui assista également aux procès des responsables du massacre, voici les principaux acteurs ayant participé à son organisation. Tout d’abord, les SS encadrant les détenus, soit Erhard Brattny, le commandant du camp de Rottleberode, son adjoint le sous-officier Miel et l’adjudant Braun, à la tête de la colonne venant de Letzlingen. Puis, le colonel de la Luftwaffe, Walter Milz, commandant la place de Gardelegen, et le capitaine de cavalerie Joseph Kuhn, commandant par intérim de la caserne. Et, enfin le SS Gerhard Thiele, le Kreisleiter de Gardelegen. Dès le 12 avril, celui-ci aurait voulu que tous les détenus regroupés dans le manège fussent fusillés, mais Milz et Kuhn s’y seraient opposés.
Selon le témoignage d’une ancienne employée de Mme Bloch von Blochwitz, la châtelaine du pays, propriétaire d’un domaine à quelques kilomètres de Gardelegen, témoignage recueilli, notons le toutefois, le 25 avril 1976, quand ladite châtelaine ne pouvait plus répondre de cette accusation, voici comment fut prise la décision de brûler vif plus d’un millier d’hommes.
Dans la soirée du 12 avril, alors que tous savaient que les troupes américaines étaient proches de la ville, Mme Bloch von Blochwitz, organisa, pour les dirigeants nazis et les officiers de la Wehrmacht, une soirée d’adieu dans sa riche résidence du domaine d’Isenschnibbe. A un moment, Gerhard Thiele aurait fait irruption dans le salon éructant « On m’ a amené plus d’un millier de criminels. Les Ricains sont à deux pas. Dans quelques jours ils seront ici. Je ne peux tout de même pas faire fusiller ces criminels en rase campagne Que puis-je faire ? » La châtelaine, âgée de 80 ans, aurait alors répondu: « Là-haut, il y a une vieille grange à moi. Vous n’avez qu’à les y enfermer tous et y mettre le feu ». Et, en effet, dans la grange située sur son domaine, à quelques kilomètres à l’Est de la ville, allait s’accomplir cet assassinat de masse.
Dès, le lendemain matin, le vendredi 13 avril 1945, Thiele se rendait sur place avec Miel. Thiele jugeait la grange adéquate et chargeait Miel de préparer paille et essence. Encore fallait-il trouver les exécutants du massacre, puisqu’il ne restait plus qu’une trentaine de SS, Braun ayant fui avec ses hommes, et que le colonel Walter Milz, et le capitaine de cavalerie Joseph Kuhn, refusaient de de mêler leurs soldats à l’opération. Ces derniers n’allèrent toutefois pas jusqu’à s’y opposer. Plus, Kuhn prêta deux chariots tirés par des chevaux pour le transport des malades jusqu’à la grange et Milz fit survoler le convoi des déportés par deux avions pour accélérer leur déplacement vers la grange. Pour convoyer les déportés jusqu’à la grange, Thiele fit appel aux Kapos, ces détenus de droit commun encadrant les déportés dans les camps. Il leur soumit le marché suivant : ils auraient la vie sauve, s’ils acceptaient de revêtir l’uniforme allemand et d’être armés pour escorter la colonne de déportés jusqu’à la grange. Une trentaine d’entre eux auraient accepté. Enfin, pour cette «mission» : faire traverser la ville à des prisonniers pour les conduire au lieu de leur exécution, Thiele parvint à recruter quelques nazis locaux ainsi que des membres des Jeunesses hitlériennes.
Le massacre :
Vers 19 heures, ce 13 avril 1945, arrivés sur le domaine d’Isenschnibbe, les détenus étaient enfermés dans la grange remplie de paille jusqu’à un mètre de hauteur, imbibée d’essence. Des SS entraient avec des torches et mettaient le feu à la paille. Des détenus cherchaient à sortir en forçant les portes, en particulier des Russes. Mais ils furent abattus immédiatement par des tirs de fusils-mitrailleurs. Les corps s’entassaient devant les portes
Les récits de deux rescapés français, Guy Chamaillard *qui faisait partie du convoi de Letzlingen, et Georges Cretin*, de celui de Mietze ( 1) permettent de reconstituer le déroulement de ce massacre.
Voici, comment Georges Cretin décrit son périple jusqu’à Gardelegen:
« Après un long et pénible transport depuis Ellrich, le train ayant été mitraillé par l’aviation alliée, la locomotive rendue inutilisable, nous quittons la station de Mietze et devons continuer à pied. Tout le long de la route gisent des cadavres, qui ont subi les méfaits d’une colonne nous ayant devancés. Nous marchons toute la nuit, traversant plusieurs villages, et nous arrivons au petit matin à la ville de Gardelegen. Nous sommes rassemblés dans une école de cavalerie, dont le manège nous sert de cantonnement, et nous permet de nous étendre et nous reposer toute la journée et la nuit. Entre-temps, nous avons eu une distribution de soupe. Le lendemain, vendredi 13 avril, les S.S. sont intervenus, faisant sortir des détenus allemands, et les équipent de tenues militaires allemandes. Le temps passe. Un appel nous astreint à un rassemblement, et nous apprenons que nous devons changer de bloc. Un premier commando est formé, à destination inconnue ! Où ? Quelques instants après, ce sera notre tour. Encadrés par les S.S. et leurs nouvelles recrues, nous nous acheminons par un petit chemin hors de la ville. Devant un canon en batterie, un chef, jumelles en mains, surveille les abords d’une route située en dessus de la ville ; au loin, une grange en plein champ. Mon camarade Jean Paris *, à mes côtés, me fait remarquer une sentinelle qu’il reconnaît pour être un des anciens détenus d’Ellrich (un écusson vert)..
Voici ce que vit Georges Cretin, vers 19 heures, ce 13 avril :
« Quand nous arrivons devant une des portes de la grange, un avion de chasse allemand passe au-dessus de nous, faisant du rase mottes. Derrière nous, une sentinelle tire un coup de feu pour nous obliger à rentrer plus rapidement. À l’intérieur, se trouve une couche de paille assez épaisse. Chacun cherche un coin pour se reposer de son mieux. C’est à ce moment que le feu apparaît sous la porte fermée. C’est ainsi que nous nous retrouvons bloqués à l’intérieur. Immédiatement, chacun essaie d’éteindre le feu en tapant dessus, avec sa propre couverture. Quelques minutes après, un chef S.S. apparaît : il porte une torche enflammée dans une main et un revolver dans l’autre. Nous réalisons de suite les risques courus.
Un camarade, couteau à la main, se jette sur le S.S. Celui-ci, méfiant, se retourne et, froidement, l’abat d’une balle. Un tas de paille plus important prend feu à son tour. Pour nous défendre, nous faisons l’impossible pour refouler la paille plus au centre. Le toit, assez élevé, n’est pas touché. Certains arrivent à ouvrir les portes pour essayer de sortir. Mais, à ce moment, les sentinelles n’hésitent pas à tirer sur tous ceux qui sortent, avec des mitraillettes. C’est un véritable massacre. La plupart succombent. Les victimes tombent sur la paille qui s’est embrasée. Me trouvant, miraculeusement, derrière une pile de morts tombés vers une porte, je suis, de ce fait, protégé du feu et des balles. Un jeune réussit à sortir et, bras en croix, il implore la pitié, mais il est abattu aussitôt. Mon camarade Jean Desvignes * est abattu alors qu’il criait: « Vive la France ». Quelques minutes après, c’est le tour de mon ami Jean Paris, abattu par une rafale. Je ressens une violente douleur à la cuisse gauche. Plus tard, j’ai su que c’était une décharge, provenant d’un fusil de chasse. À mes côtés, un camarade de camp est touché à la tête, d’autres s’abattent en tous sens et me recouvrent en tombant…… Me déplaçant vers le centre de la grange, je m’étends entre deux cadavres ; à cet endroit, la paille se trouve en partie dégagée. La fusillade a ralenti, cependant que de violentes explosions de grenades sèment la mort un peu partout. Epuisé, je finis par m’endormir. »
Quant à Guy Chamaillard, il parvenait lui aussi à se mettre à l’abri sous des cadavres, qui, l’isolant de la paille, lui permettaient d’échapper aux flammes.
« Par-dessus les cadavres calcinés qui maintenant forment un tas de plus d’un mètre cinquante de hauteur, j’aperçois le jour qui se lève— Il y a moins de fumée, je peux mieux respirer. Du feu, il n’y en a presque plus, quelques brasiers, puis presque rien. Je n’ai aucune blessure, mais je suis plein de sang. C’est celui de mes camarades qui ont été tués prés de moi. En rampant, je quitte la porte et je vais me coucher un peu plus loin. je place deux cadavres et je me couche entre, en ayant pris soin de me barbouiller de noir pour le cas où les SS rentreraient dans la grange.»
Au lever du jour, le 14 avril, les .S.S revinrent. Avec des soldats et des habitants de Gardelegen, ils creusèrent deux fosses pour enfouir les cadavres.
Voici ce que vit Georges Cretin, ce 14 avril :
« De bonne heure, le matin, un bruit de pelles et de pioches me réveille. Dehors, on creuse une fosse pour ensevelir les cadavres. Ceux-ci sont tirés, au dehors, à l’aide de crochets ; c’est vraiment macabre ! Des coups de feu crépitent encore de temps à autre, achevant les blessés. J’arrive péniblement à me traîner jusqu’à l’autre côté de la grange. J’aperçois un camarade qui se lève, sort par une des portes non surveillées. Les sentinelles nous croient tous morts. Suivant des yeux mon camarade, je voudrais pouvoir le suivre, mais je suis dans l’impossibilité de marcher, et je ne bouge plus. Bientôt, ce camarade revient sur ses pas, une sentinelle l’a interpellé, et un coup de feu me fait comprendre que tout est fini pour lui. La fumée est toujours dans la grange. Dehors, il fait beau. Les fossoyeurs font toujours leur triste besogne. Des civils, avec pelles et pioches, s’en vont, alors que l’on entend quelques coups de canon, assez lointains. Pour la deuxième fois, la nuit tombe, me laissant au milieu de nombreux cadavres. S.S. et fossoyeurs sont partis. Au matin, la fumée a disparu. Bien des morts (environ 300) ont été ensevelis. Pas très loin de moi, cela remue fébrilement.»
Voici ce que vit Guy Chamaillard le 14 avril :
« j’entendis le bruit de pioches et de pelles. Ils creusaient des trous. je relevai un peu la tète et je vis un trident passer à hauteur de la porte se planter dans un cadavre et le tirer vers l’extérieur— De temps en temps, ils en tiraient qui n’étaient que blessés. j’entendais les malheureux qui criaient, le rire des SS, une détonation…. encore le rire des SS et c’est tout…..Au bout d’un moment, je me relève: je vais d’une porte à l’autre, c’est toujours le même silence. J’ai froid. Je sors et j’aperçois un manteau laissé par les SS ; je le prends et je rentre dans la grange. Dans un coin, des cadavres brûlent toujours. J’y vais pour me réchauffer, mais à côté du feu je vois une couverture et je suis étonné qu’elle ne soit pas brûlée. Je la tire et dessous j’aperçois deux Russes vivants. Ils avaient échappé aux balles en faisant un trou le long du mur…. »
Dans la soirée du 14 avril 1945, les soldats américains de la 102è division d’infanterie de la 9 ème Armée, commandés par le Major Keating, entrèrent dans Gardelegen, sans combat. Mais ce n’est que le lendemain, 15 avril, qu’ils découvrirent des détenus encore vivants, que les cadavres de leurs compagnons avaient protégés.
Voilà comment Guy Chamaillard vécut sa libération :
« Au bout d’un moment, on. aperçoit plusieurs hommes qui venaient en direction de la grange…. on se cache puis n’entendant plus rien, on sort et nous voilà de nouveau prés du feu, nouvelle alerte; on se cache encore. Un quart d’heure se passe ; mes camarades russes m’appellent. Je sors à mon tour et je vois trois hommes avec eux. A leur habillement, je vois tout de suite que ce sont des prisonniers [de guerre) russes . Ils parlent avec mes camarades et demandent ce qui s’est passé. Après leur avoir expliqué en deux mots, nous nous mettons à la recherche des blessés. »
Ce fut ainsi que Guy Chamaillard et ses deux camarades russes prirent part au sauvetage de deux déportés français, Georges Cretin et Amaro Castellevi, de deux polonais Wladimir Wognia, Eugène Sieradzki et d’un juif hongrois Boudi Gaza. Seuls ces huit rescapés sortirent vivants du brasier.
Voilà comment Georges Cretin vécut sa libération :
« Quelqu’un rentre dans la grange et ressort aussitôt, et rentre à nouveau. On parle, je ne comprends pas. Dans un coin, un déporté pleure, se lève. Je réalise ce que le visiteur a voulu dire : « Les Américains sont arrivés la veille ». Je comprends la fuite de nos sentinelles. L’homme s’approchant, je me lève à mon tour ; il en est tout surpris. Il m’aide à sortir, et me fait coucher sur une couverture. Un autre survivant sort à son tour. Il vient vers moi… Il parle français : j’apprends qu’il est Guy Chamaillard. Il n’est pas blessé, mais il a les yeux fatigués par la fumée. Plus tard, un chariot traîné par des hommes emmène les blessés, accompagnés par les quelques survivants qui peuvent marcher. Nous sommes dirigés vers un poste américain où, après discussion, on fait venir une ambulance. Celle-ci nous conduit dans une infirmerie où docteurs et infirmières sont allemands. On me soigne pour mes blessures et une pneumonie….. Au bout d’un mois et demi, après récupération de mon poids, je suis rapatrié par la Belgique, pour arriver chez moi, le 14 juin 1945. »
Fortement éprouvé par l’horreur de ce massacre, le major Keating envisagea de faire bombarder la ville à titre de représailles. Les autorités religieuses protestantes, par l’entremise des pasteurs Franz et Hedewald et du doyen Wendt, parvinrent à l’en dissuader… Notons que ces hommes n’étaient pas intervenus auprès du SS Thiele pour sauver les prisonniers. Toutefois, le major Keating fit venir les hommes valides de Gardelegen à la grange pour rechercher les corps des victimes: 574 corps furent exhumés des fosses et 442 extraits de la grange. On dénombra donc 1 016 victimes parmi lesquelles 4 furent identifiées par leur nom et 301 par leur matricule. 711 ne purent être identifiés . De nombreux corps portaient des traces de balles. Parmi les 1016 victimes se seraient trouvés Pierre Gineste, né le 29 avril 1925 à Vannes (56), et Pierre Ropert, né le 29 mars 1895 à Pontivy (56).
La population de Gardelegen fut également contrainte par les Américains de défiler devant les cadavres, de fournir les linceuls et d’assister à l’inhumation où les honneurs militaires furent rendus aux victimes. Les tombes furent creusées par la jeunesse hitlérienne locale. Ainsi, le mercredi 25 avril, 1016 habitants portant chacun une croix, firent, en procession, le chemin de la ville à la grange d’Isenschnible. Keating fit apposer sur la porte du cimetière, cette inscription
« Cimetière de Gardelegen : Ici reposent 1016 prisonniers de guerre alliés qui ont été tués par leurs gardiens. Ils ont été enterrés par les habitants de Gardelegen, qui ont la responsabilité des tombes afin qu’elles restent toujours aussi vertes que le souvenir de ces malheureux restera dans le cœur des hommes épris de liberté partout dans le monde… »
Quant au chef des assassins, le SS Thiele, il avait disparu vers 15 h, le 14 avril 1945, peu avant l’arrivée des Américains et son épouse prétendait ne pas savoir ce qu’il était devenu. En fait, après la chute du mur de Berlin, la trace du SS Thiele a été retrouvée. Utilisé par les services de la Stasi (2), il revoyait sa femme et subvenait à ses besoins par l’intermédiaire d’une « messagère », et, ce jusqu’à sa mort, survenue le 30 juin 1994. Le colonel Milz et le capitaine Kuhn, qui auraient pu éviter la tragédie, mais s’était bien gardés de s’opposer à Thiele, voire s’étaient rendus complices du massacre, furent libérés dès 1946. Au cours de son interrogatoire par les autorités soviétiques, Kuhn devait déclarer: « J’aurais pu empêcher la fusillade, j’avais des soldats de la caserne qui s’étaient portés volontaires quand je les avais informés de quoi il retournait. Ils auraient occupé le manège et moi-même j’aurais conduit le commando…Je ne l’ai pourtant pas fait parce que je croyais qu’à chaque instant les troupes américaines pouvaient investir Gardelegen et je ne voulais pas être fait prisonnier» (3).
De Dora à l’évacuation des camps : les chiffres de l’horreur:
De septembre 1943 à mars 1945, quelques 40.000 déportés furent transférés de divers camps de concentration dans le camp de Dora-Mittelbau et ses divers Kommandos. Plus de 26.000 ont péri en Allemagne, 15 000 dans les camps, ou lors de transports, 11 000 lors des évacuations d’avril 1945. La mortalité était tout aussi effrayante dans les Kommandos dépendant de Dora. Ainsi, dans le Kommando d’Ellrich, créé en mai 1944 et évacué les 4 et 5 Avril 1945, et où 3500 Français furent transférés, seuls 210 d’entre eux auraient échappé à la mort, soit 1 sur 17.
Récapitulatif établi par Katherine Le Port
à partir des renseignements contenus
dans l’article d’André Sellier ,
« L’évacuation de Dora et la tragédie de Gardelegen » paru dans la revue Vingtième siècle
Année 1999 volume 61, en ligne sur internet ,
voir aussi son livre Histoire du camp de Dora, La découverte, 1998, réed 2001,
et dans l’article de Lucien Colonel
« Gardelegen: les clés de l’enfer » en ligne sur le site de l’Association Française
de Buchenwald, Dora et Kommandos
P.S: si vous voyez des inexactitudes, merci de nous en informer; si vous souhaitez voir mettre en ligne sur notre site des documents, photographies ou un hommage personnel à la mémoire de l’un ou l’autre des patriotes évoqués, merci de nous les transmettre. [email protected]
* quelques indications sur les déportés évoqués dans cette notice
Paul Bolteau, né le 8 mai 1922, déporté le 25 juin 1943 au KL Buchenwald, matricule 14831, transféré à Dora, libéré à Bergen-Belsen le 15 avril 1945 ;
Aimé Bonifas, né le 26 janvier 1920, déporté le 3 septembre 1943 au KL Buchenwald, matricule 20801, transféré à Wieda, évadé lors du transport vers Gardelegen le 11 avril 1945 ;
Lucien Colonel, né le 21 juillet 1925, déporté le 17 janvier 1944 au KL Buchenwald, matricule 39777, transféré à Dora puis à Wieda, évadé lors du transport vers Gardelegen le 12 avril 1945 ;
Guy Chamaillard, né le 8 juillet 1920, déporté le 27 janvier 1944 au KL Buchenwald, matricule 44760, transféré à Dora, libéré à Gardelegen le 15 avril 1945 ;
Georges Cretin, né le 12 juin 1920, déporté le 12 mai 1944 au KL Buchenwald, matricule 51937, transféré à Dora, puis à Ellrich et puis intégré à la Baubrigage de Günzerode près d’Ellrich, libéré à Gardelegen le 15 avril 1945 ;
Jean Desvignes, né le 17 octobre 1909, déporté le 12 mai 1944 au KL Buchenwald, matricule 51688, transféré à Dora, décédé à Gardelegen, le 13 avril 1945, il avait 34 ans ;
Pierre Gineste, né le 29 avril 1925 à Vannes (56), déporté le 3 septembre 1943 de Compiègne vers le KL Buchenwald, matricule 20184, transféré à Dora, décédé à Gardelegen, le 13 avril 1945, il n’avait pas 20 ans ;
René Morel, né le 11 juin 1927, déporté le 12 mai 1944 au KL Buchenwald, matricule 49996, transféré à Dora , évadé lors du transport vers Bergen Belsen, le 11 avril 1945 ;
Jean Paris, né le 16 janvier 1925, déporté le 12 mai 1944 au KL Buchenwald, matricule 51863, transféré à Dora, décédé à Gardelegen, le 13 avril 945, il avait 20 ans ;
Pierre Ropert, né le 29 mars 1895 à Pontivy (56), déporté le 4 juin 1944 de Compiègne vers le KL Neuenganne, matricule 33506, transféré au Kommando de Hannover-Stöcken. Selon Roger Le Roux, dans son livre « le Morbihan en guerre » page 356, Pierre Ropert aurait été intégré dans un des convois parvenus à Gardelegen, le 12 avril 1945, et son corps aurait été identifié parmi les victimes retrouvées dans la grange, il avait 50 ans ;
Charles Spitz, né le 26 avril 1914, déporté le 27 janvier 1944 au KL Buchenwald, matricule 44762, transféré à Dora, libéré à Bergen-Belsen le 15 avril 1945.
** voir sur notre site, la rubrique Buchenwald recensant les déportés originaires du Morbihan déportés dans ce camp et à Dora.
(1) les témoignages de Lucien Colonel et de Georges Crétin ont été publiés par l’ Association Française « Buchenwald, Dora et Kommandos », celui de Guy Chamaillard est repris dans les écrits d’André Sellier.
(2) La Stasi créée le 8 février 1950, était le service de police politique, de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage dans le Ministère de la Sécurité d’Etat de la République Démocratique Allemenande,
(3) Prisonniers des Américains, le colonel Milz et le capitaine Kuhn furent remis en juillet 1946 aux forces d’occupation soviétiques. Ils déposèrent devant le tribunal militaire soviétique puis furent libérés.