Des mots pour dire, mais aussi surmonter, la souffrance et l’horreur.

Voici quelques poèmes écrits à Dachau, accompagnés de dessins faits dans le camp par Ferdinand Dupuis *

Aube au block 30 à Dachau

Nourriture pâle venue du ciel
aube sale aube typique
La dernière lune tombe
Le premier jour se lève
les kapos hurlent
les kapos fouettent
les kapos rampent
le seigneur apparaît.

Les créatures nues tentent d’arrêter leur tremblement
mais le tremblement des extrémités oedémiques est le plus fort
et les créatures oscillent au vent allemand
et les créatures oscillent aux cris allemands
et les créatures oscillent aux ordres allemands
Eins… Zwei… Drei… Alles da.

Les dents mordent la pourriture
les dents tranchent la langue
Le copain de gauche chavire si je m’écarte
Le copain de gauche est mort cette nuit, est mort voici une heure
avant le premier jour avec le premier hurlement
dans le dernier délire.

Mort? …Pas mort ?…
Vivant ?… Pas vivant ?…
Alle stueck da… Jawohl lieber mann
Jawohl répond le corps debout
Présent… je suis présent…

Il est présent… Le kapo est content
le seigneur est content
le compte est juste mein lieber
le compte est juste chien de Haftling
oui… le compte est juste mon ami
le compte est juste mon camarade
et la vie est juste qui t’enlève
avant le délire de mai sous la neige qui
ne te recouvrira pas avant le délire de mai
que tu ne vivras pas
mais qui tuera mais qui tuera ceux-là
qui te soutiennent
debout à l’heure de l’appel
debout entre le block 30 et le block 28.

mon camarade est mort
son regard git dans la flaque brune
son regard y rejoint la dernière lune
Qui donc ne l’envie pas ?

Tu es libre mon camarade
Tu n’as plus à demeurer Mutzen AB dans le gris sale de l’aube
Tu n’as plus à rêver d’une aube de café noir
Tu n’as plus à dénombrer sur la couverture chiasseuse
les deux cents poux quotidiens
Tu n’as plus à ramper d’une grille à l’autre grille
Tu n’as plus à guetter dans le ciel
le lent cheminement des forteresses volantes

et encore… et encore…
Plus de fuite sous les gourmis
plus de fuite dans la boue
plus de chien à chaque barrière
plus de kapo à chaque carrefour
ni de bottes sur tes os
et vrrroum sur Munich… et vrrroum sur Augsburg…
Ah le bon, ah le beau travail des hommes libres
… mais c est loin mais c’est loin
jamais oh non jamais
… et même si tu voulais tu ne pourrais pleurer
Œil de mon camarade dans la flaque brune

mon camarade est libre
et moi je suis seul dans le premier jour
et moi j’attends que la grappe fraternelle
s’agglutine autour de moi
j’ai si froid j’ai si froid
Mais si je pouvais mais si le kapo voulait
j’irais au Waschraum
j’irais m’asseoir sur la pile des corps posés comme
les beaux tas de bois dans la clairière d’autrefois
et peut-être verrais-je remuer le doigt de mon copain
et peut-être verrais-je s’ouvrir l’oeil de mon copain
et peut-être pourrais-je l’entendre
mon copain mon copain
mon camarade debout dans la file oscillante
là le second de la pile de corps c’est lui
je le reconnais
il me dirait oh oui j’en suis sûr il me dirait
mon ami… viens viens avec moi…
si tu savais combien c’est bon
si tu savais combien c’est mieux que quand nous couchions tête bèche
sur le grabat de la Stube
Je suis seul dans le premier jour
ô mort je ne t’aimerai jamais autant qu’en cette aube d’hiver
entre le block 30 et le block 28
en 1945 à Dachau
ô mort
ô mon amie
me prendras-tu aujourd’hui ?

Dachau 1945

 Henri Pouzol
né le 29 mai 1914, instituteur, arrêté en 1942, déporté à Sachsenhausen
puis transféré à Dachau en juillet 1944, matricule 58131
poème publié dans la «Résistance et ses poètes »
Editions Seghers 1974

un « Hafting » est un détenu, le « waschraum », les douches , la « stube », la chambre

J’avais un camarade

Roland renonce
Son grand corps immense et décharné
Qui depuis tant et tant de jours lutte
Ne le soutient plus.
Roland le silencieux parle
Parle sans cesse
De son père, de sa mère,
De celle qu’il voulait rejoindre
Plus tard… Plus tard…
De ses Flandres
De Bruges
Des canaux endormis
Du mal qu’il croit avoir fait…
Il dit ses regrets, ses espoirs,
Et ses pensées sont miennes
Lui mourant moi en vie
Mais il ne sait pas…
Il a bien dit « S’il m’arrive quelque chose… »
Je ne l’ai pas laissé finir
« Non ! vieux ! »
« Peut-être… » a-t-il dit
Et serré contre moi il s’est endormi
Je prie
Je prie
Aucune prière apprise
Ne me monte aux lèvres
Simplement cette litanie désespérée et rageuse
Faites que Roland vive
Faites que Roland vive
Mon Dieu mon Dieu
Faites que Roland vive
Et toute la nuit
Au milieu des gémissements qui montent
Dans l’horreur de la nuit du camp
Je prie pour des milliers de Roland
Qui vont mourir

A l’aube Roland est mort
Ses yeux sont grands ouverts
Et je puis lire sur son visage
Qui traîne dans la boue
L’immense surprise des enfants éblouis

Michel Jacques
né le 26 décembre 1920, instituteur, déporté le 6 octobre 1944 au camp de Schirmeck, transféré le 16 octobre 1944 à Dachau,
poème écrit dans ce camp publié dans la «Résistance et ses poètes »
Editions Seghers 1974

La charrette des morts : Ballade pour un enfant

C’est un grand plateau de bois sans ridelles, quatre roues à bandage, où par étages croisés le matin s’entassent ceux qui, dans la nuit, ont fini leurs rêves.
Le chariot avance tiré de l’avant, poussé de l’arrière par une poignée de vivants.

Vivants et morts silencieux.
Seul le grincement lancinant d’un essieu mal graissé, peut-être gauche, à chaque tour de roue annonce le passage de l’attelage ; comme autrefois la crécelle précédant la peste.
La charrette des morts !
À chaque angle de rue le bruit cesse, un court instant. Avec le décalage d’un temps, pesant, le silence reprend possession du camp.
Le chargement.
Rangés côte à côte, semblables à de vieilles barques sur une grève de sable noir, laissant apparaître, à travers les crevés de leur coque ainsi que des côtes humaines, le bois noirci de la carcasse, au pied de l’Enfant ils étaient là les morts de la baraque.
Au bout de la rue, à même la terre, dépossédés de tout vêtement, promis à d’autres, ceux qui arriveront le jour, demain ou jamais, nus, raides, couleur cendre, membres décharnés et tordus, étiquettes matricules attachées à l’orteil, offrandes grotesques déjà déchets rejetés de la cité, les morts avaient encore en eux la vie du travail sourd de la barbe se nourrissant de leur chair et qui rendait plus grise encore la peau de leurs joues.
L’Enfant compta un, deux, trois, quatre… jusqu’à ce que tous eurent leur place.

Le chariot repartit.
Au sommet dépassait dans le vide, renversée, une tête. Gargouille d’un toit imaginaire collectant l’amour de ceux qui, quelque part ailleurs, espèrent toujours en la vie de ses Morts.
Et la charrette se mit à hurler sa roue, les morts à hurler leur mort, les vivants leur vie et l’Enfant se boucha les oreilles pour ne plus entendre.
Légère, semblant glisser sur l’immatériel de l’air du matin, elle s’enfonça dans l’énorme disque d’un soleil se levant. Alors chaque mort s’entoura d’une auréole lumineuse que les tours de roue grandissaient en cercles concentriques se coupant et recoupant telles les rides provoquées par un jet de pierre à la surface calme d’un étang.
Avec lenteur, la charrette se fondit dans l’or de l’aube naissante et il ne resta plus, imprimées sur le rose du ciel, que les mailles d’un immense filet de douleurs.
Le four crématoire, non loin, indifférent, fumait.
Proche dans un arbre, un oiseau faisait fête à la douce tranquillité de l’heure.
Déjà c’était un jour nouveau.

Roger François
né le 12 novembre 1924. F.F.I, arrêté lors d’une rafle le 5 octobre 1944, en 1942,
déporté à Schirmeck puis transféré à Dachau, le 21 octobre 1944, Matricule 117495.
poème en prose publié par la FNDIRP, les Editions de l’Atelier,  dans «Paroles de déportés »

Notre courage n’est pas brisé

Notre courage n’est pas brisé,
La vie est magnifique.
On entend déjà au loin la victoire
Qui triomphera de tout ce qui est mauvais

Refrain :
Regarde le monde, il refleurit déjà,
Comme chaque année, chaque mois de mai,
Juifs et Hommes sont des frères,
Le monde finira par se libérer.

À la maison, nos femmes et nos enfants
Veulent tellement nous revoir.
Notre courage réalisera des prodiges
Et le miracle finira par arriver.

Regarde le monde…
Elle a déjà trop duré cette histoire
De haine entre chrétiens et juifs,
Voici venir des temps inattendus,
Dehors les champs fleurissent pour tous.

Regarde le monde…
Plus haut, bien au-dessus des baraquements,
Que s’élève notre chant,Les champs sont labourés pour tous,
Et le bleu refleurit pour tous.

Regarde le monde…

François Vernet, de son vrai nom de son vrai nom Albert Sciaky,
serait né en 1918, à Toulouse. Écrivain, il avait publié en 1938, un roman, Ce bon temps, aux éditions Gallimard. Pendant la guerre, de 1940 à 1942, il écrivit notamment les Nouvelles peu exemplaires parues après sa mort et rééditées en 2002 par les Editions Tirésias. Résistant, il aurait fait partie d’un réseau appartenant aux Mouvements Unis de Résistance, où il aurait été chargé de la fabrication des faux papiers, notamment pour les déserteurs du STO (Service du travail obligatoire). Il a été arrêté à Paris par la Gestapo le 10 février 1944, incarcéré à Fresnes, puis déporté au cours de l’été 1944 à Dachau, où il mourait  en mars 1945 dans sa vingt septième année .

Voici un des poèmes que François Vernet écrivit à Fresnes

Non vous n’aurez rien de moi

Ni ma douleur ni ma joie

Ma douleur elle est à  moi

Ma joie à  toute la terre

J’ai gravé mon nom sur le mur

Et j’ai regardé les étoiles

Les enfants du monde futur

Avaient les yeux fixés sur moi

Ils avaient faim ils avaient froid

Ils m’ont dit : Nous comptons sur toi.

Patrick Modiano a évoqué cet écrivain dans son roman Dora Bruder
« Dans l’appartement du 15 quai de Conti, où habitait mon père depuis 1942, – le même appartement qu’avait loué Maurice Sachs l’année précédente -, ma chambre d’enfant était l’une des deux pièces qui donnaient sur la cour. Maurice Sachs raconte qu’il avait prêté ces deux pièces à un certain Albert, surnommé « le Zébu ». Celui-ci y recevait « toute une bande de jeunes comédiens qui rêvaient de former une troupe et d’adolescents qui commençaient à écrire». Ce « Zébu », Albert Sciaky, portait le même prénom que mon père et appartenait lui aussi à une famille juive italienne de Salonique. Et comme moi, exactement trente ans plus tard, au même âge, il avait publié à vingt et un ans, en 1938, chez Gallimard, un premier roman sous le pseudonyme de François Vernet. Par la suite, il est entré dans la Résistance. Les Allemands l’ont arrêté. Il a écrit sur le mur de la cellule 218, deuxième division à Fresnes : « Zébu arrêté le 10.2.44. Suis au régime de rigueur pendant 3 mois, interrogé du 9 au 28 mai, ai passé la visite le 8 juin, 2 jours après le débarquement allié. » Il est parti du camp de Compiègne dans le convoi du 2 juillet 1944 ( a) et il est mort à Dachau en mars 1945. »

Au début de son article «La condition inhumaine », sans doute en forme de dédicace à François Vernet, Jacques Sommet, déporté le 18 juin 1944 cite ce jeune poète :

 « Le nom d’un mort est mon armure,
Un noeud secret le lie à moi. »

Ces vers nous paraissent faire écho à cette supplique par laquelle Jacques Sommet concluait, son témoignage paru dans la revue « Etudes » en 1945:
« Puissions- nous garder devant les yeux ce regard de leur dernière heure, ou, s’il le faut, le triste spectacle de leurs cadavres, pour nous rappeler leur leçon ! Non, il ne peut plus être permis, sous peine de les tuer encore en nous, d’utiliser les hommes pour une seule fin temporelle. Non, il n’est plus permis, sous peine de les mépriser par l’oubli, de rester inactif quand le respect de la personne est menacé

* Ferdinand Dupuis, né le 23 mars 1922, alors séminariste, a été arrêté en Allemagne, incarcéré dans la prison de Damstadt puis transféré à Dachau, matricule 80118. Ses dessins illustrent la brochure « de Franfort à Dachau. Souvenirs et croquis » publiée aux Editions du Sol Annonay 1946, par René Fraysse, lui-même, arrêté le 20 avril 1944 en Allemagne, incarcéré à Francfort sur le Main, puis à Wurgburg et enfin  transféré à Dachau, matricule 113095. Comme l’indiquait ce dernier, « l’auteur de ces dessins, faits sur place, et qui avaient pu être cachés et ramenés en France, un ami séminariste déporté , avait voulu garder l’anonymat » . Toutefois, la lettre adressée à Ferdinand Dupuis, par Edmond Michelet, alors Ministre des Armées, qui avait lui-même été interné à Dachau depuis le 15 septembre 1943, confirme cette attribution.
« Mon cher Abbé,
J’ai gardé trop vif le souvenir des mauvaises heures que nous avons passées ensemble à l’infernale infirmerie des typhiques de Dachau, pour ne pas vous féliciter d’avoir tenu à conserver le souvenir de ces mauvais jours par les croquis que vous nous montriez à la dérobée (parce qu’ils auraient pu — s’ils avaient été découverts — vous conduire vous savez où.) »

a) Albert Sciaky alias François Vernet, ou Henry Bernard, ne figure pas, à notre connaissance, sur les listes du Mémorial de la Déportation

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